Chronique anthropocène - 11 octobre 2023

berenice gagne
Anthropocene 2050
Published in
5 min readOct 15, 2023

--

Don’t look up

🎧 Cliquez ici pour écouter cette chronique

Retrouvez les chroniques anthropocènes ainsi que les lectures sur toutes les plateformes de podcast: “La revue de presse A°”, “Chroniques anthropocènes” et “Lectures anthropocènes” sur Radio Anthropocène.

L’été dernier, alors que je contemplais le ciel étoilé, j’ai été prise de vertige lorsque les étoiles se sont soudain mises à danser. Non, je n’avais pris aucune substance licite ou illicite ! J’ai vu, de mes yeux vu, une vingtaine d’étoiles peut-être, qui se déplaçaient de manière synchronique, toutes dans la même direction, ni trop vite ni trop lentement. J’ai ressenti une angoisse vertigineuse, comme si le sol se dérobait sous mes pieds. Sauf que là c’est le ciel qui se dérobait au-dessus de ma tête ! Pendant un court instant, j’ai compris la sidération d’une dinosaure voyant l’astéroïde foncer sur elle (même si une étude publiée fin septembre dans Science retient plutôt l’hypothèse d’un déclin déjà bien entamé de nos reptiles géants préférés, 300 000 ans avant l’impact de l’astéroïde, en raison du dioxyde de carbone et du dioxyde de soufre émis par une activité volcanique très intense dans les trapps du Deccan, du côté de l’Inde actuelle).
Bref, revenons à mes étoiles qui dansent. L’expérience troublante a duré à peine plus d’une minute mais elle a proprement renversé ma représentation du monde. Comme si j’avais perdu le Nord, ou plutôt l’Etoile du Nord. Ce moment infime a fait basculer ma boussole interne en me rappelant à ma condition terrestre, c’est-à-dire une créature errant sans véritable raison sur un caillou habité qui tourne, suspendu dans la nuit intersidérale.

“Frontier” (2019) © Josh Keyes

Heureusement Saint Google a su mettre fin instantanément à mes délires métaphysiques. Je venais simplement d’être témoin du déploiement par un fournisseur d’accès à Internet d’un train de satellites de télécommunications sur une orbite terrestre basse. Cette orbite basse qui offre l’avantage de réduire le temps de latence par rapport à l’orbite géostationnaire. Et alors, me direz-vous, à quoi ça sert ? Eh bien c’est primordial, notamment quand on veut regarder, n’importe où, n’importe quand et en toute fluidité, une série sur une plateforme de streaming. Et comme ce divertissement est devenu un besoin vital pour des centaines de millions d’abonné·es à travers le monde, les fournisseurs d’accès ont prévu de lancer dans les prochaines années plus de 500 000 satellites, selon un article paru dans Nature début octobre. Un article de Reporterre publié cette semaine relève le caractère vertigineux de ce chiffre, d’autant plus si on le met « en perspective avec l’histoire de l’aérospatial : entre le lancement du premier satellite artificiel, Spoutnik 1, en 1957, et 2017 — soit avant l’arrivée des premiers satellites Starlink –, l’humanité avait envoyé moins de 8000 objets dans l’espace, selon le décompte du Bureau des affaires spatiales des Nations unies ».

On ne connaît pas vraiment les conséquences de cette densification de l’orbite basse, elles ne sont pas encore toutes évaluées. Néanmoins une étude parue dans Nature en mai 2021 pointe d’ores et déjà 3 risques. Tout d’abord, la libération dans la haute atmosphère de grandes quantités d’aluminium, matériau qui compose principalement les satellites. En effet, la combustion des satellites en fin de vie lors de leur ré-entrée dans l’atmosphère dégage de l’oxyde d’aluminium qui menace directement la couche d’ozone, cette couche protectrice contre les rayons ultraviolets du soleil, comme l’indique l’archéologue de l’espace Alice Gorman.

2ème risque : la pollution lumineuse. La disparition de la nuit à cause de l’éclairage urbain est pointée du doigt depuis quelques années, notamment comme une menace pour la biodiversité. Avec ce qu’on appelle les « constellations de satellites », c’est le travail des scientifiques observant l’Univers qui est perturbé. En effet, de nouveaux satellites brillent plus intensément que les étoiles et rendent l’observation astronomique impossible. Une discussion est en cours avec les fabricants de satellites pour qu’ils réduisent leur luminosité en utilisant des matériaux antireflets.

Enfin 3ème risque, et pas des moindres : la prolifération des débris spatiaux — les lanceurs des fusées, les satellites inactifs ou encore les déchets provenant de l’explosion accidentelle ou de la collision d’engins spatiaux. En septembre 2023, l’Agence spatiale européenne recensait 36 500 débris spatiaux de plus de 10 cm, un million de débris mesurant entre 1 et 10 cm et 130 millions mesurant entre 1 mm et 1 cm. Ça paraît assez inoffensif un débris de 1 millimètre, mais rappelez-vous la scène inaugurale du film Gravity dans laquelle les deux protagonistes sont littéralement bombardés par une salve de déchets spatiaux. Interrogé par Le Monde, Christophe Bonnal, le président du comité débris orbitaux de l’Académie internationale d’astronautique, explique qu’« un objet en aluminium d’un millimètre de rayon, c’est l’équivalent d’une boule de bowling lancée à 100 km/h. A un centimètre, c’est une Renault Laguna roulant à 130 km/h et, à 10 centimètres, c’est une charge de 240 kg de TNT ». Avec la centaine de millions de déchets spatiaux orbitant autour de la Terre, le risque de collision est élevé et menace de déclencher une réaction en chaîne puisque chaque nouvelle collision ajoute d’innombrables débris et donc de nouveaux risques de collision.

Cette situation souligne la nécessité d’une régulation. Les pays du G7 se sont ainsi engagés en juin 2021 à « utiliser l’espace de manière sécuritaire et soutenable » en reconnaissant le « danger croissant des débris spatiaux et de la saturation de l’orbite ». Et Le Monde rapporte que le 2 octobre dernier, la Commission américaine des communications a infligé pour la première fois « une amende de 150 000 dollars à Dish Network pour avoir abandonné l’épave d’un satellite sur une orbite jugée dangereuse ».

Pourtant, un article publié en juin 2021 dans Science, Technology, & Human Values rappelle l’intérêt très récent que nous portons aux débris spatiaux, « un sous-produit autrefois accepté du progrès scientifique et technologique, des intérêts économiques et de la géopolitique ». La prise de conscience du risque qu’ils représentent coïncide, à vrai dire, avec le regain d’intérêt pour l’exploration spatiale interplanétaire. Ces débris spatiaux révèlent ainsi la dépendance de nos « techno-sociétés » à des infrastructures spatiales inextricablement liées aux infrastructures terrestres. Pour le dire plus simplement, maintenant, quand je regarde les étoiles, une question me turlupine : qui va descendre les poubelles ?

--

--

berenice gagne
Anthropocene 2050

Vigie du changement global, je vois l’Anthropocène partout. Un œil sur le Capitalocène, l'Urbanocène & le Plantationocène